La représentation de Carmen de Bizet par l’opéra de Tunis sur la scène du théâtre romain de Carthage a conquis le public venu nombreux pour célébrer cet art riche et complexe où fusionnent la musique, le chant, le théâtre et la danse. Les amateurs d’opéra et les mélomanes ont clairement manifesté leur adhésion en acclamant ce spectacle mis en scène et chorégraphié par le danseur et chorégraphe franco-algérien Sofiane Abou Lagraa.
L’engouement pour cette création, produite par le théâtre de l’opéra de Tunis, le pôle ballets et arts chorégraphiques et le pôle musique et opéra, n’est pas dû uniquement à la qualité de l’interprétation des 120 artistes entre chanteurs solistes, choristes, danseurs et instrumentistes, mais aussi à certaines de ses spécificités. L’opéra Carmen de Georges Bizet, adapté de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée, est « l’un des opéras le plus populaire et le plus joué au monde ». Donc, on connaît les airs, le libretto et la chanson. Mais ce qui suscite l’intérêt de cette représentation à Carthage c’est ce parti pris d’une adaptation en dialecte tunisien. Et c’est là où réside la gageure, car le défi n’est pas de tout repos surtout après le succès des représentations données en version originale, soit en langue française, l’hiver dernier, au théâtre de l’opéra à la Cité de la culture.
L’adaptation en dialecte tunisien, signée Sabrine Janhani, est certes appréciable sauf qu’il existe quelques dissonances, certains mots et phrases ne sont pas toujours adaptés à une interprétation lyrique ou alors ils frisent l’adaptation trop libre côté sens. Toutefois, l’ensemble demeure perfectible, cela s’entend. Mais le plus important, concernant cette « Carmen revisitée à la façon tunisienne », c’est l’appropriation de l’œuvre dans le but de permettre une meilleure compréhension du texte et d’œuvrer à rendre cette forme artistique plus accessible au large public et aux néophytes. Ce qui pourrait favoriser le désir de découverte de l’art de l’opéra chez les spectateurs en éliminant, ainsi, la barrière de la langue. Cela outre que la notion de découverte est au cœur des fondamentaux de tout festival dont l’objectif est non pas de ressasser le déjà -vu et le déjà-entendu mais de faire découvrir à son public d’autres formes d’art et d’expressions artistiques et culturelles.
Cette appropriation de Carmen a permis de révéler la capacité et le talent des onze solistes à chanter des airs lyriques dans notre dialecte si particulier dont notamment les sopranos Maram Bouhlal (Carmen), Hassen Doss (Don José), Haythem Hadhiri (Doss Escamillo) et Nesrine Mahbouli (Micaella).
Et le jeu d’acteurs ?
Autres spécificités de cette création : d’abord, l’approche singulière et moderne de la chorégraphie de Abou Lagraa, déclinant une forme entre Orient et Occident dans une « fusion dance » mêlant les codes de divers styles entre le classique, le contemporain et le hip hop. L’ensemble est exécuté avec une belle énergie par des danseurs en costumes d’époque. Toutefois, dans la mise en scène on constate une négligence de l’élément théâtral, alors que l’opéra intègre également cet art. Les chanteurs n’ont pas joué le texte et se sont contentés de le réciter et de le chanter, cette lacune est due à l’absence d’un metteur en scène général. Le jeu d’acteur, ajouté aux compétences vocales, aurait pu amplifier la performance d’opéra et transmettre des émotions.
Ensuite, la synergie entre les différentes parties de cette création dont l’orchestre symphonique de Tunis, dirigé par le maestro Fadi Ben Othman, fort de la qualité de l’interprétation musicale, en témoignent l’exécution des airs connus et mémorables de Carmen tels « La Habanera » (L’amour est un oiseau rebelle), « Toreador », « Seguedilla » et autres ; le chœur de l’opéra de Tunis, dirigé par Ilyes Blagui, marqué par l’énergie de ses choristes et cela à travers plusieurs scènes telles celles des cigarières, des soldats, du Toreador et enfin, le ballet de l’opéra à la prestation soutenue tout au long du spectacle.
Au final, disons que s’approprier Carmen, un opéra-comique des plus illustres et acclamés, dans une version en dialecte tunisien, est un choix judicieux et pertinent tant il permet de populariser un chef d’œuvre intemporel célébré pour sa musique, sa force dramatique et les thèmes universels qu’il traite tels l’amour, la jalousie, la liberté, la fatalité et autres.